Dans le premier volet de ma réflexion sur la responsabilité morale du blogueur de voyage (à lire ici), il était question d’écologie.
Dans cette partie, il sera question de démocratie et de boycott.
Surfer en Corée du Nord
Les anciens s’en souviennent : en 2016, le youtubeur Louis Cole, poste une vidéo de son séjour en Corée du Nord. Dans cette vidéo Louis, s’amuse, fait du surf, ri et profite de l’insouciance de ses vacances en Corée.
Si elle avait été tournée en Espagne, à Bali ou à Hawaï la vidéo aurait sûrement atteint son million de vues sans faire de vague. Malheureusement, en 2016, et aujourd’hui encore, la Corée du Nord est dirigée par un système dictatorial. En voyant cette vidéo, les anciens de la blogosphère francophone ont commencé à débattre aux quatre coins de la toile. La question de la responsabilité morale du blogueur de voyage prenait place au cœur des débats.
Aujourd’hui, même si le débat ne fait plus autant vibrer les réseaux sociaux, nous sommes toujours aussi nombreux à nous interroger sur cette fameuse responsabilité morale qu’aurait, qu’a, que devrait avoir le blogueur voyageur.
Je vous l’accorde, j’arrive un peu après la bataille mais l’envie de réfléchir à cette responsabilité morale me titille le bout des doigts, surtout, lorsque mes balades sur les groupes de voyages Facebook m’entraînent vers des conversations où il est question de démocratie, de boycott et de bisounours chevauchant des licornes heureuses.
Hier donc, sur un groupe Facebook, la question toute simple d’une voyageuse sur la sécurité au Nicaragua prend la tournure d’un jugement de valeur. Véritable joute aux commentaire acérés, les pouces bleus laissent rapidement la place aux petits bonhomme en colère. Sans crier gare, les recommandations sur le Nicaragua disparaissent derrière
Israël, Trump, Ryad et Macron. Mon écran devient le terrain de jeu d’un discussion de comptoir virtuel. En politique voyageuse, deux écoles se font face : le boycott vs le tourisme salvateur.
Malgré les commentaires parfois réfléchis, souvent sans fond ce débat a soulevé plusieurs pistes de réflexions dont « la liste des méchants pays à boycotter ».
Choisir ses méchants …
En tête d’affiche Israël, le Nicaragua, la Corée du Nord, l’Arabie Saoudite et « les pays musulmans ». Israël a cause du conflit avec la Palestine, le Nicaragua et la Corée du Nord à cause des dictatures et l’Arabie Saoudite à cause de la condition de la femme. En ce qui concerne « les pays musulmans » j’ai un doute. Peut-être qu’ils sont « méchants » à cause des conditions de la femme, peut-être parce que deux jeunes voyageuses ont été assassinées récemment au Maroc, peut-être encore à cause de l’amalgame entre terrorisme et Islam. A vrai dire je ne sais même pas quels sont ces « pays musulmans » car même si en Indonésie l’Islam est majoritaire, je ne crois pas avoir déjà entendu parlé d’un boycott du pays à cause de cette religion.
Si je comprends les causes qui poussent à vouloir boycotter, les « méchants pays », je ne comprends pas pourquoi ceux-là en particulier et pas les autres ? Pourquoi boycotter le Nicaragua aujourd’hui alors qu’Ortega est au pouvoir depuis 2007 ?
Evo Morales est au pouvoir depuis 2006 et il compte bien y rester (malgré l’opinion défavorable des Boliviens) et personne ne propose de boycotter la Bolivie. En Algérie, Bouteflika est au pouvoir depuis 1999, à Madagascar la corruption est tel que même pour obtenir le bac certains élèves doivent verser des pots de vin, en Argentine l’ex-présidente Cristina Fernandez Kirchner a été mise en examen pour corruption, l’Indonésie applique la peine de mort, le Pérou n’a que faire des recommandations de l’UNESCO pour la préservation du Machu Picchu et même si Venise se noie les croisiéristes continuent de déverser leurs cargaisons de touristes dans la cité des Doges.
Pourtant, appelle-t-on au boycott de ces pays pour faire tomber les dictatures, dénoncer la corruption, mettre fin à la peine de mort ou protéger des sites historiques, naturels et culturels ?
Sur quels critères s’appuyer pour boycotter un pays ?
Sur le respect des droits de l’homme (on parle des rappels à l’ordre reçu envoyé à la France par l’ONU et la Commission Européenne sur le traitement des Roms ? On parle de la Jungle de Calais et de son démantèlement ?)
Sur la condition de la femme (si on devait boycotter tous les pays qui pratiquent l’excision, la discrimination ou qui ne laissent pas les femmes disposer librement de leur corps, on ne voyagerait plus beaucoup) ?
Sur la peine de mort (on arrête d’aller en Inde, au Japon, en Thaïlande ou dans certains Etats des Etats-Unis ?) ?
Sinon, on pourrait se baser sur la vente d’armes, la condition des migrants dont la vie ne vaut pas moins que celle d’un touriste ou du travail des enfants ?
Ou alors, on peut se laisser influencer par les gros titres des journaux et dans ce cas-là on ne boycotte que les dictatures les plus bruyantes ? Pourquoi pas, mais, le problème avec le bruit, c’est qu’il s’amplifie à s’en transformer en tohu bohu de surinformation éparse et désordonnée avant de se noyer dans l’oubli.
… sans oublier les autres
Pour réussir à se concocter une petite liste personnelle de « pays méchants à boycotter », il faut se demander à qui et à quoi sert le boycott ? Sert-il à donner bonne conscience aux voyageurs ?
Ou est-ce que le boycott prive réellement le gouvernement mis en question d’une source de revenus ? Si le gouvernement est corrompu, il trouvera toujours une caisse dans laquelle puiser, avec ou sans touristes chez lui.
Par contre, les habitants qui tirent tout ou partie de leurs revenus des activités touristiques, eux, n’auront peut-être pas d’autres caisses dans lesquelles puiser si les touristes refusent de dépenser leur argent chez eux.
Avant de décider de boycotter un pays, je pense qu’il convient de se demander si c’est de la faute des Nicaraguayens si le couple présidentiel décide de répéter les barbaries contre lesquelles son parti a lutté lors de la révolution sandiniste de 1979 ? Est-ce la faute des Malgaches s’ils n’ont ni eau courante ni électricité, ni maisons en dur ? Est-ce la faute des Chinois si Pékin crée des camps de concentrations contre les Ouïghours ? Est-ce la faute des Birmans si le prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi est restée au pouvoir lorsque l’armée a exterminé les Rohingyas ?
Je pense qu’en France on est bien placé pour savoir que les Présidents oublient bien vite leurs promesses et qu’ils prennent un malin plaisir à faire ce que bon leur semble une fois au pouvoir. Mais, est-ce notre faute s’ils s’en tamponnent les coquillettes de nos pétitions et manifestations ?
Dans ce cas, pourquoi punir de boycott un peuple qui se bat pour survivre, qui risque de se faire enlever en allant à la fac, qui peut aller en prison pour le simple fait d’avoir un blog ? Est-ce que les habitants, ces gens comme vous et moi méritent d’être privée d’une (de la seule ?) source de revenus ?
Justifier ses choix …
Enfin, pour que le boycotte ait un quelconque impact, ne devrait-on pas, en tant que blogueur, expliquer ces choix à nos lecteurs ? Dans ce cas là, quand le faire ? Lorsqu’on refuse de participer à blogtrip dans un
« pays méchant à boycotter » ? Doit-on faire une bucket list inverse ? Doit-on s’attendre à voir apparaître sur les blogs une catégorie « voyages que je ne ferais que lorsque que le pays passera du côté des gentils » ? Ou alors, peut-on continuer à vous raconter nos anecdotes de voyages, nos rencontres et nos coups de cœurs sans avoir à intégrer dans nos articles un encart Wikipedia de la situation politique du lieu visité ?
Ne faisant pas de bucket list à l’endroit et étant trop petite pour faire des blogtrips, je n’en suis pas encore à me poser ces questions mais, j’imagine que pour les blogueurs professionnels et les influenceurs ces interrogations prennent une autre dimension. Comment raconter des vacances de rêve en Arabie Saoudite alors que 146 personnes y ont été exécutées en 2017 ? Comment promouvoir la Chine, ce pays qui ne respecte pas des libertés aussi basiques que celles d’opinion et d’expression lorsque, en tant que blogueur, on vit de l’expression de ses opinions ?
De plus, je ne crois pas au boycott du tourisme comme solution aux problèmes d’aujourd’hui et de demain. Je ne crois pas que le boycott du tourisme influe sur les décisions politiques. Si vraiment le boycott vous tient à cœur, je vous conseille plutôt de boycotter des marques ou des produits (l’huile de palme, le thon en boîte, une grande chaîne de cafés ou de soda par exemple). Et si vous voulez en savoir plus sur le boycott collectif, vous pouvez faire un tour sur le site de I Boycott (association française).
Une autre raison pour laquelle je ne boycotte pas les « méchants pays » c’est ma curiosité. Car ce qui motive mes voyages c’est cette envie, ce besoin de savoir, de comprendre, de voir.
… ou aller voir ici et là
Les livres d’histoires, les reportages, les JT ou les films ne nous montrent que des facettes d’une réalité. Lorsque l’on parle de dictatures on ne montre que la répression, le danger, le manque de libertés. Pourtant, là-bas aussi on ri, parfois on peut danser, jouer de la musique et même boire du rhum. Parfois là-bas on peut-être invitée à fumer un cigare avec un ambassadeur, faire du surf ou organiser une exposition de nus. Et moi, c’est cette réalité là, celle qu’on ne voit pas, celle qu’on ne montre pas, celle qui se cache que j’ai envie de connaître, de voir, de comprendre.
A 18 ans j’ai été en Slovaquie pour écouter les témoignages de ceux qui avaient vécu en URSS. J’avais besoin de comparer ce que mes profs d’histoire me disaient avec les souvenirs vivants des Slovaques.
Plus tard j’ai été au Nicaragua en sachant qu’il s’agissait d’une dictature mais j’avais besoin, envie de connaître, de voir et de comprendre pourquoi des Nicaraguayens risquent leur vie en traversant le fleuve San Juan, frontière avec le Costa Rica, à la nage. J’avais besoin de connaître, de voir et de comprendre pourquoi lors d’un bal du 1er Mai au Costa Rica, l’homme qui s’est fait poignardé sous mes yeux a frôlé la mort à cause de sang nicaraguayen. Alors, au Nicaragua j’ai découvert la censure, j’ai travaillé avec une sandiniste de la première heure et une jeune qui rêve de libertés. J’ai parlé, j’ai échangé et j’ai surtout beaucoup écouté. C’est en allant au Nicaragua que j’ai découvert la réalité d’un pays magnifique, c’est là-bas que j’ai appris des chants sandinistes, que j’ai rencontré d’anciens révolutionnaires dont le but était d’alphabétiser la population, que je me suis baladée entre les poules et les cochons offerts par le FSLN pour s’assurer de victoires aux prochaines élections, que j’ai nagé dans le Pacifique…
Si j’avais boycotté le Nicaragua à cause d’Ortega je serais passé à coté d’amitiés, de rencontres, de retrouvailles. Si j’avais boycotté le Nicaragua je n’aurais connu qu’une seule facette de ce pays où l’on rit, danse, vit et boit du rhum.
Si j’avais boycotté le Costa Rica à cause de l’influence étatsunienne sur le pays, je n’aurais sûrement jamais vécu dans un village de la Chiquita (ex United Fruit Company) et ne saurais pas ce qu’implique l’achat de bananes importées.
Si j’avais boycotté Madagascar c’est la corruption et le marché de la vanille qui auraient échappé à ma curiosité.
Dans chaque pays visité, dans chaque pays où j’ai vécu j’ai appris, j’ai vu, j’ai compris. A chaque rencontre, aussi éphémère fût-elle, j’ai ouvert mes oreilles et mes yeux sur ce monde qui m’entoure, ce monde dans lequel je vis. Chaque voyage m’offre le recul nécessaire pour voir et comprendre ma vie, mes choix, mes chances et mes privilèges. Alors, pourquoi m’en priver ?
Et toujours bloguer pour moi, pour vous
Je ne pense pas, en tant que blogueuse, avoir le devoir de vous informer de la situation politique des pays que je visite. Comment pourrais-je le faire si, malgré mon amour pour la lenteur, je ne vois, ne connais, n’apprends que des esquisses de réalités politiques.
Du Nicaragua je peux vous parler de la vie à Managua, mais je serais incapable de vous expliquer comment les habitants de Granada, León ou El Castillo vivent la dictature. De Madagascar je ne connais ni la réalité du diamant, ni celle du cacao et encore moins la vie dans Tana, la capitale.
Mon blog est le reflet de mes expériences personnelles. Alors, comme un livre, un JT, un reportage ou un documentaire, je ne peux vous mentionner que des facettes de réalité, de ma réalité.
Dans certains articles je mentionne ces réalités qui m’étonnent, me font rire, me révoltent ou m’exaspèrent. Pour le Machu Picchu je vous ai expliqué mon choix de ne pas m’y rendre. Pour Madagascar j’ai dessiné les traits de quelques expats croisés sur place et j’ai essayé de vous montrer que même dans ce pays où la pauvreté fait rage, 50€/mois ne suffisent pas pour vivre dignement.
Pour le reste, on verra. Peut-être qu’un jour j’écrirai un article politique, un autre sur la corruption ou encore sur le pinochetisme. Si ce jour arrive ça ne sera pas par devoir envers vous, mes lecteurs, ça ne sera pas sous la contrainte de la responsabilité morale qui pèse, peut-être, sur les écrans des blogueurs de voyages. Si ce jour arrive, c’est que les mots auront su atteindre mon cœur, c’est que mon envie, mon besoin d’externaliser un ressenti ou une information feront frémir mes doigts.
Ne sachant si ce jour viendra, je continuerai à vous parler de mes voyages, mes rencontres, mes coups de cœur sur le blog.
Sur mes réseaux sociaux, je continuerai à échanger avec vous sur mes aventures, sur cette vie au milieu d’un village de bananes, sur cet ambassadeur qui a appelé les Nicaraguayens « amis Espagnols », sur les coupures de courant à Madagascar.
Ici et là je continuerai à réfléchir et à m’interroger sur le tourisme, sur ma façon de voyager, mes choix et tous ces petits riens du quotidien.
Ici et là je n’appellerai pas au boycott d’un pays.
Et, à moins qu’une rencontre ou qu’un événement ne s’y prête (comme la manifestation du 21 Février en Bolivie), je ne ferai pas d’article ni de note 100% politique car, je suis une blogueuse de voyage et à travers mes mots, je ne vous montrerais qu’une seule facette des réalités vécues.
Alors, le seul conseil que j’ai à vous donner, chers lecteurs, c’est d’ouvrir vos yeux, vos oreilles, votre cœur et votre esprit sur le monde qui nous entoure, sur le monde dans lequel on vit.
Réflexion très intéressante. Je ne m’étais jamais vraiment posé la question du boycott si ce n’est que je ne voulais pas aller en Russie à cause de leur politique mais comme tu le dis bien ce serait plutôt moi qui me priverais de visiter un pays et de rencontres peut être merveilleuse. Merci pour cette prise de conscience 🙂
Je pense que la distinction à avoir c’est, est ce que l’argent que je vais dépenser va aller directement aux locaux ? Car dans certains pays le tourisme local n’est pas très accessible, on ne fait qu’enrichir les plus riches et l’état…
Très bel article et effectivement c’est un sujet intéressant.
Je crois que les deux ne sont pas incompatibles, tout dépend du voyage que l’on effectue.
Pour ma part, j’ai toujours vécu quelque part plus que visité, dans tous les cas je suis logée le plus souvent chez l’habitant, je ne suis pas grande consommatrice et si je dois acheter quelque chose, ce sera au marché ou au près de petits commerçants. J’essaie d’aborder certains sujets délicats liés au pays et j’ai envie de croire que ces pays qui « dérangent » ne doivent en aucun cas être oubliés de tous, pas pour ses dirigeants mais pour la population locale qui a besoin de conserver ce regard sur le monde.
Merci pour ton commentaire Cécile.
Effectivement, je pense qu’il faut savoir faire la part des choses entre les dirigeants de ces pays qui « dérangent », comme tu dis, et leur population. La question du boycott n’est pas simple mais je pense que voyager comme tu le fais (au plus proche de la population et en faisant marcher l’économie locale) est une solution plus approprié que le boycott total d’une destination.