Il est de ces voyages que l’on ne veut pas faire. Malgré l’amour des voyages, l’envie de bouger encore et toujours, le besoin de découvrir de nouveaux ailleurs, il existe des voyages dont on se passerait volontiers.
Alors qu’un week-end improvisé au Portugal peut faire rêver, moi, j’en avais peur.
Sur la route de l’Ouest
Assise dans mon bus 953 à destination de Lyon Perrache je regarde mon voyage défiler par la fenêtre. A chaque arrêt les douaniers me rappellent que l’égalité promise aux Humains du monde entier n’existe que dans les rêves des Lumières. Une policière suisse qui rie d’une voyageuse indonésienne terrorisée par le chien, un douanier français qui ne parle ni anglais ni espagnol, des flics allemands qui réclament 25€ parce qu’un passager a perdu son passeport… Les frontières existent encore et toujours. La discrimination aussi.
A chaque arrêt le bus prend du retard et moi, j’essaie d’oublier ce voyage à venir.
Moi, la voyageuse sans retour je n’ai pas envie de voyager. Ou plutôt, je n’ai pas envie d’aller au Portugal. Je n’ai pas envie de m’asseoir à une terrasse de café, pas envie de manger une glace à l’ombre d’un arbre centenaire, pas envie de parler cette langue qui me fait rêver de paysages lointain, pas envie de marcher dans la saudade des gens heureux.
Moi, la droguée aux voyages je n’ai pas envie de continuer la route. Ou plutôt, j’ai envie de zigzague dans les virages cévenoles, de me garer à l’ombre du figuier et de poser mes yeux sur ces montagnes qui m’ont appris à marcher.
Pourtant, malgré la peur et l’envie de fuir, je monte dans cette voiture qui m’amènera à l’Ouest. Je branche la radio, monte le son et transforme la Dacia en karaoké roulant. Toute la nuit le mauvais café des stations services réveille mes veines fatiguées du voyage, fatiguées d’avoir peur.
Passées les Pyrénées, les lignes droites s’enchaînent à 120 Km/h.
Plus qu’une frontière et j’y serai.
Cela fait un moment que je n’ai pas remis les pieds sur cette terre où j’ai grandi par intermittence. Pourtant je crois reconnaître chaque arbre, chaque taureau, chaque rayon de soleil qui illumine le jaune de la route. Rien n’a changé depuis mon dernier voyage. Pourtant je sais que cette fois-ci tout aura changé.
Un week-end pas comme les autres
Vilar Formoso. La frontière est déserte, comme toujours. Poussée par le soleil naissant je roule vers l’Ouest, encore un peu.
C’est la première fois que je vais à l’hôpital de Guarda, la plus haute ville du Portugal. Sans me l’avouer j’espérais devoir tourner en rond, me perdre dans ces ruelles que je ne connais que trop peu, étirer le temps qui me sépare des ces retrouvailles tant redoutées.
Mais pour une fois mon chemin est indiqué sur tous les panneaux. Impossible de se perdre : l’ « hospital » est en haut de la côte.
Une fois à l’intérieur du bâtiment, une fois les sourires échangés je sais pourquoi je suis là. Je sais qu’une fois de plus c’est l’amour qui me fait voyager. Je sais que malgré mes au revoir à répétitions, mes absences prolongées, mes silences parfois éternels, l’amour est l’aimant qui me fait aller et venir aux quatre coins du monde.
Sortie du bâtiment je réalise enfin que je suis au Portugal pour 3 jours.
Un week-end au Portugal ça peut être un city trip à Lisbonne, Porto ou Faro. Une nuit à danser dans le Bairro Alto, une après-midi à manger des glaces les doigts dans le sable, des apéros au goût de tremoços (graine de lupin), de la farniente saveur Porto.
Un week-end au Portugal ça peut être une overdose de pasteis de nata, des couchers de soleil depuis le miradouro da Graça et des ampoules nées sur les pavés de marbre.
Mais, un week-end au Portugal ça peut aussi être une claque qui écrase toutes mes illusions, comprendre que nos parents ne sont pas éternels et que la maladie a une sale gueule.
Un week-end au Portugal ça peut être des larmes refoulées, un sentiment d’impuissance et une envie subite de posséder une DeLorean voyageuse.
Malgré la peur, la tristesse et la fatigue, un week-end au Portugal n’est jamais tout noir. Il y a toujours des retrouvailles ; ce sourire discret lorsque je me rappelle que cette obsession pour nourrir les visiteurs vient du sang portugais qui coule en moi ; la glace qui fond à l’ombre d’un frêne centenaire ; ces « à demain » que l’on se souhaite alors que demain ne viendra que dans un an.
Au Portugal il y a toujours ce caldo verde dont seules les grands-mères ont le secret ; la morue, les pois chiche, les œufs et l’huile que l’on verse pour faire scintiller les plats toujours trop riches.
Au Portugal il y a toujours ce café serré qu’on boit en terrasse après chaque repas ; ces ragots de village ; une fête à préparer et ce rêve de lendemains heureux.
Puis, au Portugal il y a eu ce détour. Un chemin de pierre, un arrêt au pied d’un vieux pont de pierre et tout s’est arrêté. Je suis descendue de la voiture, j’ai fermé les yeux et en une respiration c’est tout le Portugal de mon enfance qui a envahi mes poumons.
L’odeur de la rivière Côa a transformé mes larmes en sourire.
La saudade d’une odeur chérie
Inhaler.
Inspirer les jours d’été passés à jouer dans la rivière, le rire des femmes qui lavent les draps dans le Côa, les odeurs du lavoir, le regard de l’âne qui transporte nos jouets d’enfants bricoleurs, la paresse d’un mois d’août trop chaud, l’ombre du frêne, unique richesse d’un village qui s’endort.
Exhaler.
Expirer la fatigue des longues heures de marche pour s’acheter un soda, les réveils à coups de klaxon du camion boulanger, l’odeur de l’église, le noir des femmes endeuillées à vie, le goût des bonbons que l’on achetait à l’épicerie aujourd’hui disparue.
L’odeur du Côa me rappelle à quel point j’aime ce Portugal oublié des touristes inconnus. J’aime ce Portugal des mois d’août, ce Portugal qui fête les émigrés le jour de la Vierge, qui célèbre le retour au pays des enfants qui ne parlent pas sa langue. J’aime ce Portugal qui chante les marins partis trop loin, ce Portugal qui vibre dans une saudade éternelle, ce Portugal qui ne se laisse aimer que par les voyageurs curieux.
L’odeur du vieux point de pierre m’appelle. En un regard je sais que je reviendrai. Bientôt.
J’avais prévu de partir à l’Est, de découvrir des contrées rêvées. Après l’Italie et la Slovénie je rêvais de Roumanie, de Bulgarie et pourquoi pas de Moldavie.
Moi, la voyageuse sans retour je ne m’étais pas imaginée changer mes plans de voyage par amour. Pourtant, c’est ce que je m’apprête à faire. Cet été je garderai le cap à l’Ouest. En solo et à pied je vais longer le Côa, cette rivière avec laquelle j’ai grandi, chaque été. Ensemble nous suivrons le Douro pour atteindre l’Atlantique.
L’été n’est pas la meilleure période pour marcher 400 Km sur les chemins portugais : les risques d’incendie sont nombreux, la chaleur est chaque année de plus en plus étouffante, le niveau des rivières diminue et les paysages sont secs. Mais, l’été c’est aussi la saison du retour des enfants du pays, des jeux dans la rivière noire, des fêtes de village et des barbecues de sardines. L’été c’est cette saison où les Portugais créent des souvenirs idylliques dans un contexte infernal.
Cette traversée du Portugal de la source du Côa à l’estuaire du Douro sera un retour aux sources, un retour vers cet océan que je traverse de plus en plus souvent, un retour dans ce chez moi que je connais trop peu, que je connais trop bien.
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