Jour 22 d’un apprentissage vagabond,
Anse du Guesclin
Quand je suis partie, je savais que j’allais avoir mal. Mal de toi, mal de ce « nous » qui allait s’effacer au gré du vent, mal au corps.
En choisissant le vélo, je savais que je prenais le risque de sentir mes genoux faiblir, mon dos tirer, mes poignets s’enfourmiller. Pourtant, je n’ai pas hésité un seul instant. S’il fallait ressentir de la douleur pour aller bien, alors je la ressentirai. Tant pis.
Aujourd’hui, j’ai suivi le canal d’Ille et Rance sur plusieurs kilomètres. J’ai vu les remparts de Saint Malo, j’ai zigzagué entre les cars qui crachent et avalent leurs touristes aux abords des remparts et j’ai poursuivi les nuages.
Puis, entre les ponts pentus et les trottoirs invisibles, j’ai eu mal.
Aujourd’hui, ce n’est ni de toi ni de nous que j’ai eu mal. C’est au genou que j’ai eu mal.
J’ai eu mal à celui qui va bien, à celui qui possède encore une toute petite couche de cartilage, fine pellicule qui essaie de faire croire à mon corps qu’il a encore quelques années devant lui avant de passer – encore une fois – sur le billard. Naïvement, j’ai cru que je pouvais monter une côte et puis, crac !, un bruit sourd sous la rotule, une sensation de frottement et la douleur qui s’installe.
Tu me connais, à ce moment-là, plutôt que de ralentir, j’ai accéléré. Comme pour me prouver que tout allait bien, que ce n’était qu’une illusion et que ni l’arthrose ni la douleur ni les ligaments mal vissés ne m’empêcheraient de réaliser mon rêve, j’ai laissé la colère guider mes coups de pédale.
Plus j’avançais et plus j’avais mal.
Plus je pédalais et plus le ciel noircissait.
J’ai profité de cette coïncidence pour me mettre à l’abri. Sous mon arrêt de bus, un monsieur à l’accent ibérique m’a raconté son tour de France. À vélo.
Il m’a parlé des descentes après Chambéry, de sa femme rencontrée dans les Landes et de sa décision de la suivre jusqu’au cœur du pays des korrigans. Dans ses “r” qui roulent depuis 50 ans, il m’a parlé de crevaison, des raisins qu’il piquait dans les vignes et des sédentaires surpris de voir un vieux Peugeot avaler les kilomètres.
Dans ses histoires partagées, ma douleur s’est estompée.
Dans nos au revoir distants, un autre mal est apparu. Au coude.
Maligne comme je suis, j’ai tourné la tête, j’ai souri à cet ancien voyageur et je n’ai pas vu le trottoir. Paf ! Ma première chute, je l’ai faite en public. Seule. Sans autre raison que mon inattention (et ma politesse).
Le coude en sang, la cuisse en feu et la honte bien visible, j’ai repri ma route comme si de rien n’était.
Il y a des douleurs qui font mal.
D’autres qui font rire.
J’ai passé le reste de la journée les larmes de rire au bord des yeux. J’ai rejoint la côte, je me suis perdue sous la pluie campagnarde et j’ai tourné en rond jusqu’à ce que la fatigue m’entraîne à l’anse du Guesclin.
Assise face au soleil qui se couche, là où la mer se retire vers d’autres horizons, j’ai enfin ressenti la douleur de nous.
Seule face à une mer de silence, seule dans ma tente trop petite, j’aurais aimé partager mes rires, mes doutes et mes joies avec toi. J’aurais aimé m’asseoir au café et regarder la vie passer à tes côtés. J’aurais aimé t’entendre me dire que j’aurais dû prendre une trousse à pharmacie et que se nettoyer une plaie à l’eau de mer n’est pas l’idée du siècle.
Mais bon, ce qu’il y a de bien avec les douleurs de genoux, de coude et de toi, c’est qu’elles disparaissent dans l’oubli en un sourire.
Août 2021 : Toulouse → Bruxelles à vélo et en solo. Lors de ce voyage à vélo et en solo, j’ai écrit des lettres d’amour et de désamour. Réelles ou fictives, elles racontent ce voyage sous le prisme de l’amour, des rencontres, des doutes et de la séparation. Toutes les lettres sont à retrouver ici ou sur Instagram.