» Le voyageur est celui qui se donne le temps de la rencontre et de l’échange «
(Frédérique Lecloux)
Ici et là, on rencontre des inconnus
Ce qu’il y a de bien, de beau, de grand dans le voyage c’est la rencontre.
Rencontre avec soi-même, rencontre avec l’autre, rencontre avec l’inconnu. Sur un bateau en plein cœur de l’Amazonie, en attendant un bus qui ne passera jamais, dans un refuge andin, sur un sentier de randonnée ou dans un boui-boui douteux, il y aura toujours des sourires à rencontrer.
Ce qu’il y a de triste, de déprimant, de désolant dans le retour, c’est la non-rencontre.
Dans le métro, lors d’une grève de la SNCF ou chez le boulanger, il y aura toujours des sourires à rencontrer.
Pourtant, ici on ne partage pas sa mangue verte, on ne se demande pas d’où vient cet accent « d’ailleurs », on ne se fait pas inviter à souper parce qu’on a plein d’aventures à raconter. Pourtant, on ne « rencontre » pas.
Parfois, la barrière de la langue ne s’impose pas « là-bas », là où nos mains communiquent mieux que notre bouche, là où tout est différent, là où notre sac à dos fusionne avec nos souvenirs.
Parfois, la rencontre semble plus difficile dans notre propre pays. Je ne parle pas de la rencontre du samedi soir, dans le bar étudiant de la ville, non. Je parle de la rencontre avec ces inconnus envers qui aucun sourire n’est prédestiné à être échangé.
Pourquoi est-il plus facile de parler avec un inconnu lorsque nous ne partageons aucune langue commune ? Pourquoi, en France, ne prenons-nous pas le temps de papoter avec notre voisin de bus ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Hier, j’ai souri à la solitude
Hier, alors que je m’apprêtais à voyager en transports en commun du boulot au dodo, j’ai vécu une rencontre. Une rencontre, en France, avec un Français. Une rencontre qui m’a fait sortir mon carnet pour y capturer mon excitation, ma curiosité, ma surprise. Une rencontre éphémère, que j’aurais certainement oubliée si je ne l’avais pas traduit en mots. Une rencontre banale, à la fois normale et anormalement pleine de souvenirs, pleine de ces souvenirs qui me rappellent sans cesse pourquoi j’aime voyager, car voyager ce n’est pas seulement découvrir de nouveaux paysages, c’est aussi, rencontrer. Rencontre avec soi-même, rencontre avec l’autre, rencontre avec l’inconnu.
Z. n’arrivera que dans une heure. Pour l’attendre j’entre dans le seul bar de la place. Le « Feeling ». Drôle de nom pour un drôle de bistro.
Le « Feeling », un drôle de PMU
A l’intérieur, des tables rondes accompagnées de chaises solitaires sur lesquelles boire son demi solitaire. Elles entourent des hommes, peut-être jeunes mais tatoués de rides et vêtus de moustaches jaunies par l’alcool et le tabac.
Je suis la seule source d’œstrogènes.
Je sors mon carnet pour ne pas oublier ma bière.
Je me faufile dans cette fumée d’habitudes. est-ce que ma présence est indésirable ? Non : on me regarde du coin de l’œil en se demandant sûrement pourquoi j’ai décidé de laisser l’empreinte de mon derrière sur cette chaise solitaire, le baiser de mes lèvres sur ce verre arrondi.
A l’intérieur, Alain n’a plus de permis car parfois on boit un verre de trop : « la dernière fois, j’avais rien, j’avais 0,4 grammes. C’est rien, 0,4 ! »
On parle politique. Les élections cours autour de la cafetière , mais , à l’intérieur, personne n’ira voter. Le grand du coin connaît les noms de ministres, députés, candidats. Pourtant, le grand du coin ne croit plus (pas?) à la politique. Pour le grand du coin, « c’est tous les mêmes ».
En les écoutant je souris. Je souris à ces discours qui auraient pu être anarchistes si l’anarchie avait été connue.
A l’intérieur mon sourire intrigue : « vous ne notez pas tout s’qu’on dit, hein ?! » Mais comment résister à la tentation de traduire ce moment de tranquillité brassée ?
« Non, j’écris un compte-rendu, rien de plus. »
Le temps d’une gorgée je réalise que si je lisais entre les lignes des cafés je ne sourirais peut-être pas autant. Pour ne pas laisser échapper ces visages marqués j’écris, à l’intérieur de mon carnet, des bribes de conversations, sans chercher à comprendre. Je laisse ces instants de vie marquer mon carnet. Tant pis pour la profondeur. Je préfère rester à la surface mousseuse de ce jeudi soir solitaire.
Le grand du coin est parti acheter du lait. Il ne reviendra pas parler de Marine, Ségo, Valls ou Hortefeux.
Hier, j’ai rencontré Alain
Encore plus seul qu’il y a 2 minutes, Alain se retourne.
Alain a été pompier pendant 27 ans. Aujourd’hui il ne me parle que de son dictaphone.
Sur une intervention, Alain a perdu sa jambe. Alors que je me demandais ce qui l’avait poussé à tirer la porte du « Feeling », la conversation m’enivre naturellement par l’histoire de sa vie.
Alain n’a pas perdu que sa jambe. Six semaines de coma, des virus létaux et ce chirurgien qui lui annonce que c’est un miraculé.
« Vous savez, c’est difficile de vivre avec un handicapé. Il faut que la femme soit forte ».
La femme d’Alain n’a pas eu la force de continuer sa vie avec lui. Le statut d’handicapé d’Alain, aura fait disparaître d’un tour de lettres celui de miraculé.
Alain sort, couvert de son manteau de pompier, emportant avec lui la fin de notre conversation.
Je me retrouve seule, sur ma table isolée, assise sur une chaise solitaire. Au « Feeling », tout le monde est seul.
Alors que le café se vide, mes sentiments se remplissent. Une demi-heure suffit aux hommes du quartier pour noyer leur solitude dans une tasse de café, un ticket de loto perdant, le vague à l’âme amical de solitaires esseulés.
Alors que je m’apprête à ranger mon carnet, Alain revient.
Alain revient me parler de ses filles. Alain revient me parler d’amis, de petits-enfants, de souvenirs. Alain revient me parler de Napoléon, de Joséphine et d’Hyppolite Charle. Alain revient me parler de physique, de pédagogie sauvage. Sa culture générale s’emprisonne dans mon sourire. Il m’explique les concours d’officier, son rôle de formateur, sa passion pour la médecine. Grâce à ce miraculé je découvre le côté caché des pompiers.
Alain revient. Les larmes inondent ses yeux. Pourtant, elles ne couleront pas. Pas ce soir. Ses larmes vivent là, au creux de ses paupières, attendant des rires qui ne viendront peut-être pas pour s’échapper et glisser entre ses rides alcooliques.
Z. est arrivée une heure plus tard. Pour l’attendre j’étais entrée, seule dans le seul bistro de la place. Pour la retrouver je suis sortie du seul bistro de la place, les souvenirs remplis d’une nouvelle rencontre éphémère.