Image presentation article haiti avec bananes et mangues sur une table

Lettre à une petite marchande de fruits

Ma chère petite marchande de fruits,

Il y a quelques semaines, nos chemins se sont croisés et, ton sourire a changé le cours de ma vie. Aujourd’hui, assis à cette terrasse de café, je profite d’un rayon de soleil pour t’écrire cette lettre et te remercier. Tu ne me connais pas vraiment, ton regard a à peine croisé le mien alors, laisse-moi t’expliquer ma formidable aventure.

Lorsque j’ai franchi le seuil d’une boutique de voyages, j’avais le cœur morose. Je venais de poser 10 jours avec le vague espoir d’échapper à la grisaille, mais je ne savais pas où aller. Birmanie ? Fait ! Kenya ? Fait ! Jamaïque ? Fait ! Sénégal ? Fait ! Dominique ? Fait ! Chypre ? Fait ! Grèce ? Fait ! Maldives ? Fait !
Quelle destination me restait-il à faire alors ? Jessica, ma vendeuse, me propose Zanzibar. Quelle idée ! Ayant déjà fait le Kenya et le Sénégal, je ne vois pas ce que l’Afrique pourrait m’apporter de plus !
Elle regarde quelques instants son écran et me propose une toute nouvelle destination : Haïti. Haïti ? Haïti…

Silence

« Oh, je vous rassure tout de suite, M. Martin, ce pays va beaucoup mieux ! Je ne vais pas vous mentir, il a beaucoup souffert après le tremblement de terre, mais maintenant tout est reconstruit. Et vous savez, les gens sont tellement adorables ! Vous serez peut-être quelque peu surpris en sentant se poser sur vous quelques regards inquisiteurs, mais je vous rassure tout de suite, ils ne vous feront aucun mal ! Ils sont simplement curieux, car ils n’ont pas l’habitude de voir des touristes et encore moins des Blancs ! Vous serez logé dans un resort de notre agence. Voyage 4 étoiles comprenant 2 piscines et une plage privée de près de 2 km. Idéal pour se reposer et revenir avec de jolies couleurs (et faire des jaloux au travail !) Deux restaurants, un buffet à volonté et 4 bars pour faire la fête.
Alors, M. Martin, on se laisse tenter par cette nouvelle aventure ? »

Comment résister aux arguments de Jessica ? Je sors de l’agence un parapluie dans la main, un sourire aux lèvres et des dépliants sur Haïti plein la sacoche.

À peine arrivé dans ma chambre climatisée, je me débarrasse de toute cette poussière de Port-au-Prince. Comment diable cette saleté a eu le temps de m’envahir entre la sortie de l’aéroport et le mini-bus privé ? J’espère que les locaux ne seront pas aussi collant, car je ne me suis pas tapé 7 heures de voyages pour jouer au bon samaritain. Des mendiants, on en a déjà plein les rues de Paris et ça me suffit comme ça !

Pardon ma petite marchande de fruits, je m’égare. Mais, il me semble important que tu saches dans quelles dispositions je me trouvais en foulant pour la première fois les sentiers de ton pays.

Une fois propre et rafraîchi, je m’inscris pour la prochaine excursion : la visite d’un village typique avec pique-nique sur la plage et spectacle de danses traditionnelles. Quelle merveilleuse idée pour découvrir la culture d’un pays !

Bateau à Nosy Iranja, Madagascar

Le lendemain, c’est donc accompagné d’une dizaine de voyageurs que je prends place dans le mini-bus climatisé. Jessica n’avait pas tort : malgré les vitres teintées, je sens sur la carrosserie se poser des regards lourds, envieux, mais surtout curieux.
La route étant en assez mauvais état, le chauffeur roule suffisamment lentement pour que je puisse saisir quelques moments de vie avec mon Canon EOS 5D Mark III. Pour que la chaleur et la poussière restent à l’extérieur du véhicule, je préfère prendre des clichés à travers la vitre. Ne t’inquiète pas pour la qualité de mes images, quelques retouches sur photoshop et mes photos n’auront rien à envier à celles de James Nachtwey  !

Après 1 h 30 de trajet, nous voilà enfin sur place. Ni toi ni moi ne le savons, mais dans quelques minutes nos destins vont se croiser. Nous commençons la visite du village dont j’ai oublié le nom, mais qu’importe. L’entrée et le cœur du bourg sont magnifiques : de jolies maisons en bois de type coloniales, aux couleurs vives et aux balconnets décorés de fleurs tropicales. Un régal pour les yeux ! Quelques vendeuses proposent leur artisanat. Quelques-uns de mes compagnons de voyages se feront avoir et paieront le prix demandé sans négocier, mais moi, après avoir fait autant de pays, je sais comment m’y prendre avec ces vendeuses ! Je vois un joli bracelet en macramé et après de longues minutes, je réussis à faire plier la marchande ! Je ne le paierai qu’1 € au lieu des 3 demandés ! Ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire la grimace, vrai ?!

Pour atteindre la plage, notre guide nous explique que nous devons passer par un quartier qui n’a pas encore été reconstruit. Quelle horreur ! Des tentes au milieu de déchets, des immondices au milieu de ces baraquements de fortunes. Mais bon sang de bon soir, pourquoi les Haïtiens acceptent-ils de vivre dans ces conditions ? Au lieu de paresser toute la journée, ils pourraient se sortir les doigts du derrière et reconstruire des maisons en dur ! Quel exemple espèrent-ils donner à leurs enfants en se comportant de la sorte ?! Bref, je ne t’écris pas cette lettre pour te parler de la mentalité haïtienne, tu sais de quoi je parle !

Sur la plage, un magnifique pique-nique nous attend : langoustes, jus de fruits tropicaux, salades aux couleurs variées. Et ce spectacle… splendide !
Vous, les Haïtiens, vous avez cette capacité à garder sourire malgré les difficultés. C’est magique ! D’un certain côté, je me sens jaloux.
En France, chez moi, les sourires sont rares, les gens sont aigris alors qu’ils ont tout. Si seulement les Français sortaient plus souvent de leur petit confort pour, comme moi, aller à la découverte de l’autre.

Vente de mangues sur la plage

Après le repas, je décide de faire quelques pas en direction du soleil et là… je te vois. Assise sous un cocotier, tu surveilles une table bancale sur lesquels sont posés quelques fruits. Dans tes bras, un nourrisson. Je t’observe de loin, l’appareil à la main. Je sais, je sens que tu m’offriras LE cliché que je suis venu chercher de ce côté de l’Atlantique. Comme s’il m’avait attendu, comme s’il savait que je vous regardais, ton bébé a commencé à s’agiter. Délicatement, tu as sorti ton sein noir de ta robe à fleurs et tu l’as nourri.

Clic. Clic. Clic.

En mode rafale, je prends plusieurs photos. C’est magnifique ! Quelle émotion ! Quelle beauté figée sur mon écran !
Ravi de cette session photo, je passe le trajet du retour à la regarder, à la contempler, à te regarder, à te contempler. Je passe mes derniers jours du séjour au bord de la piscine, à la retoucher, à te retoucher, à trouver la citation parfaite qui l’accompagnera lors de ses promenades virtuelles. Pourquoi pas Paulo Coelho ? Il est assez populaire, ses phrases sont simples et il est vendeur.

La photo fin prête, je lui accole mon logo et commence à la diffuser sur les réseaux sociaux. Tu ne dois certainement pas savoir de quoi il s’agit, mais sache que ce sont des outils formidables pour partager ses expériences et développer sa notoriété 2.0. En quelques heures, ma photo est partagée, retwittée, likée des milliers de fois !
La page officielle de Paulo Coelho l’utilise comme photo de couverture !
Mon blog enregistre une affluence record ! Dès mon arrivée à Paris, je filerai voir Jessica pour la remercier pour son conseil, car, après tout, c’est grâce à elle si aujourd’hui ma page compte plus de 30 000 followers !

Ne t’inquiète pas petite marchande de fruits, car, je sais que c’est aussi en partie grâce à toi. Et c’est d’ailleurs pour ça que je t’écris aujourd’hui. Je t’écris pour te remercier, toi et ton enfant, de m’avoir laissé vous voler un instant de vie, d’intimité, de maternité. Grâce aux coupures de courant récurrentes sur l’île et surtout grâce à ton manque d’éducation, tu ne verras jamais ton visage, ton sein, la joue de ton bébé faire plusieurs fois le tour du monde. Tu n’auras certainement jamais accès à ma page Facebook ni à mon blog. Tu ne sauras peut-être jamais lire les citations de Paulo Coelho, mais, grâce à moi, tu auras, vous aurez voyagé dans les yeux de millions d’êtres humains, vous aurez donné le sourire à des milliers de femmes qui ont peur d’attirer des regards pervers lorsqu’elles allaitent en public. Grâce à mon témoignage émouvant, L. Voyage pourra ouvrir d’autres clubs de vacances en Haïti et développer ainsi l’économie locale.
Quelle expérience magique, enrichissante, valorisante !

Ma petite marchande de fruits, quelle ironie, je t’écris cette lettre alors que tu ne sais pas lire, que je ne connais ni ton nom, ni celui de ton enfant, ni même le nom de ton village ! Mais il me tient vraiment à cœur de te remercier pour cette gloire. Alors, plutôt que de laisser cette lettre prendre la poussière sur mon disque dur, j’ai décidé de la partager sur les réseaux sociaux. Qui sait ?, peut-être que l’un de mes amis virtuels aura envie, grâce à moi, de découvrir ton pays. Peut-être que ce lecteur profitera d’une offre exceptionnelle L. Voyage et qu’il s’envolera pour ce magnifique club 4 étoiles. Peut-être, qu’en relisant ce texte, il aura envie de faire la très belle excursion proposée par le tour operator. Peut-être même que sur cette plage de sable blanc, en se souvenant de mes mots, il se dirigera vers le soleil et il verra ton sein, alimenter ton enfant. Ma petite marchande de fruits, que ce soit à Madagascar, en Haïti ou à Zanzibar, ce touriste, le temps d’une photo, te remerciera pour son sourire lointain, de ne pas connaître le principe du droit à l’image

Je ne m’appelle pas M. Martin, je n’ai jamais été en Haïti et je suis très mauvaise pour prendre des gens en photo, surtout à leur insu.
Bien que les arguments évoqués par Jessica et sa cliente aient vraiment été prononcés par une vendeuse d’agence de voyages, bien que les propos de M. Martin aient déjà frôlé mes oreilles lors de séjours à l’étranger, bien qu’il existe en Haïti des vendeuses de fruits qui allaitent leurs nourrissons, ce texte n’est que le produit de mon imagination. Cette histoire de vol de portrait, d’intimité et de moments de vies – dont le seul objectif est de cumuler des pouces en l’air est personnelle – est une invitation à la réflexion sur nos rapports aux autres, à l’exotisme, à l’utilisation des réseaux sociaux et au respect.

13 réflexions sur “Lettre à une petite marchande de fruits”

    1. Merci pour ton commentaire.

      S’il est réaliste c’est en parti parce que je n’ai pas eu à inventer grand chose : une vendeuse Look Voyage a vraiment dit que les Haïtiens étaient adorables et curieux car ils en voyaient pas souvent de Blancs … j’ai vu un pique-nique champagne-langouste sur une plage malgache près d’un village où les gens ne mangeaient que du riz et du poisson les jours de pêche … sur les réseaux sociaux on voit de plus en plus de voyageurs motivés par un possible buzz que par la rencontre, l’échange, la découverte …

      Bien entendu chacun voyage comme il veut/peut mais le voyage décrit dans ce texte ne correspond pas du tout à ma façon de faire 🙂

  1. Ce texte est réellement percutant! Je trouve néanmoins que tu aurais peut-être dû préciser ta vraie pensée à la fin car tout le long je me suis posé la question « est-ce de l’ironie? » Mais l’horreur de la chose est bien retranscrite dans une histoire qui parait si jolie de premier abord. Ta plume a un don!

    1. Moi aussi ! J’étais partagée, d’un côté je me disais « c’est forcément ironique, c’est pas possible », et de l’autre… J’ai entendu beaucoup de gens penser comme ça. J’ai vu que tu avais vécu au Chili, tu envisages d’y retourner ?
      En tout cas, très beau texte !

      1. je te rassure tout de suite : je n’ai jamais écris à aucune petite marchande de fruit d’Haïti et si je venais à le faire, j’espère que ça ne sera jamais pour lui recopier ce texte ! 🙂

        Effectivement, j’ai vécu deux ans au Chili, à Puerto Montt plus précisément. J’y retourne cette année pour descendre toute la Patagonie en stop et à pied, me laissant guider par les rencontres. Une fois au sud du sud je remontrai sûrement par l’Argentine, jusqu’où les vents me porteront … Rien de bien précis en somme, juste de l’imprévu et des découvertes 🙂

  2. Quelle plume ! J’aime beaucoup ton choix d’écriture, ce regard incisif, tout en ironie et en finesse, sur le touriste 2.0. Que j’ai probablement déjà été. Photographies, babioles, souvenirs on a toujours à un moment dans nos voyage envie de se rassurer sur le fait qu’on n’oubliera jamais un voyage en ramenant/ collectionant tous ces petits objets. On devrait se concentrer sur les moments, pas les objets.

  3. Tres joli texte , tres réaliste! Je croise régulièrement des M. Martin à Fort de France qui viennent de “faire” les iles “pauvres” en mangeant sur le bateau de croisière des spaghetti et qui prennent en photos les vendeuse du marché sans même keur demander l’autorisation ou acheter ne serait ce qu’une pochette d’épices. Mr Martin n’est pas méchant, il voyage comme on va au zoo et pose le même regard sur les gens que sur les animaux du zoo.
    Effectivement, il ne voit la ville qu’a travers son appareil photo.

    1. Merci beaucoup pour ton commentaire.

      C’est exactement ça, M. Martin n’est pas méchant. Je crois même qu’il ne se pose pas de questions sur sa manière de voyager. Et c’est pour ça qu’il répète ses gestes en Haïti, à Madagascar ou au Burkina Faso.

      Je crois bien que la vendeuse de l’agence de tourisme n’a pas réfléchit non plus à sa manière de vendre Haïti comme nouvelle destination paradisiaque ( les Haïtiens sont très curieux parce qu’ils n’ont pas l’habitude de voir des touristes et encore moins des Blancs). C’est peut-être vrai, ou pas, mais dans tous les cas j’ai trouvé ça très mal dit.

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