Cette semaine le vent nous a plaquées au sol. Littéralement. Sur l’eau, les rafales, bourrasques et autres tourmentes, envoyaient nos efforts vers les terres du Sud. Alors, bon gré, mal gré, nous avons écouté les Dieux des vents, de la houle et de l’écume et nous avons remballé nos pagaies. Ayant atteint le bout du monde du Sud de la Corse, nous avons transformé notre épopée marine en découvertes terrestres.
À l’heure où ces mots traversent mon cœur, nous sommes terrées dans les alentours de Bonifacio. Je ne sais plus si tu y es déjà venu. Peut-être lorsque tes parents faisaient de toi un môme d’aventures en te trimballant aux quatre coins du pays. Ou alors, lorsque tu as fait ce tour de Corse à moto. Peut-être que je confonds avec un autre.
Si tes pieds n’ont jamais frôlé les sables de Corse, je suis sûre que tu t’y plairais. Ici, les phares éclairent des îles à découvrir, les mers scintillent sous les étoiles et l’accent des Bonifaciens invitent à la lenteur. Ici, tu ferais sûrement la même chose que moi : enfiler ton sac beaucoup trop lourd, ouvrir une carte à l’ombre du maquis et filer sur les sentiers à peine dessinés. Tu te perdrais. Un peu. Tu en profiterais pour prendre mille et une photo dont tu ne serais pas satisfait et, pris par la beauté des paysages, il t’arriverait même d’oublier de capturer les paysages dans une vaine immortalité. Ici, ton regard se perdrait au large. Comme moi, tu entendrais le chant des sirènes et comprendrais pourquoi, les navigateurs d’hier, les pêcheurs d’aujourd’hui et les marins de demain aiment tant aller titiller l’horizon.
Depuis plusieurs jours, nous avons transformé un camping en résidence tout aussi éphémère que permanente. Après quelques allées et venues entre le port et nos rêves d’ailleurs, nous nous sentons bien. Chez nous. À chaque sortie, nous levons le pouce vers des rencontres improbables. Est-ce que tu savais qu’il y avait du corail en France ? Et qu’on le cueillait pour en faire des bijoux ? Pour la végétalienne que je suis, l’idée de se balader avec un bout d’animal mort autour du cou est assez saugrenue. Mais, je comprends que le sang de la Gorgone attire coquettes et coquets d’ailleurs. C’est au hasard d’une balade en stop que nous avons rencontré un ancien corailleur. L’un des huit autorisés à plonger jusqu’aux fonds des mers et d’en remonter les bras chargés de rouge, les poumons remplis de gaz à en faire pâlir les dealers de Wazemmes. Au retour de Porto Vecchio, il nous raconte les mélanges, ses rêves de voyages, le commerce du corail et sa passion pour les motos. Entre rires et découvertes, le temps file. Entre détours touristiques et passions communes on apprend son adresse sans ne jamais connaître son nom. Tant pis.
Cette rencontre au pouce levé vient compléter une semaine riche en stop. C’est dans un coffre, bloquée sous les tableaux d’une peintre ou entourées de bambins que l’on croque la Corse à pleines dents. Parmi toutes ces rencontres figées dans l’instantanéité d’un trajet, il y en a qui marquent plus que d’autres. Je pourrais, par exemple, te dire que rentrer à la maison à l’arrière d’une voiture de la gendarmerie est une expérience intéressante. Pourtant, prises au piège de la légalité, nous n’avons échangé que des banalités avec ce duo en uniforme. Avions-nous le droit de leur dire que nous bivouaquons là où c’est interdit ? Est-ce que je pouvais leur parler d’anarchie comme on parle de recette de quatre-quarts avec sa grand-mère ? Par contre, nous avons ri aux éclats avec un mangeur de pommes qui a fait moult détours pour rencontrer Leon. À chaque virage, il nous racontait des bribes de vie, de voiliers, de culture locale et d’amours volages. À chaque coup de frein, il transformait notre soirée en intermède heureux où les vies se transforment en rêves éveillés. Et puis, j’ai réfléchi, beaucoup, à ce trajet partagé dans la voiture d’une artiste peintre qui fume autant qu’elle parle. Une phrase, une clope. Une clope, une phrase. Et des phrases, elle en avait à dire.
Ancienne notaire, elle vient en Corse suite à un burn out. Ancienne burn outée, elle peint la Corse au couteau. Jusque-là, le monologue bat son plein. En échange de sa vie, je lui offre quelques onomatopées. Elle parle. Je l’écoute. Elle fume. Je me demande combien de temps mes poumons asthmatiques vont mettre à fondre. Puis, au détour d’une virgule, elle raconte sa ménopause précoce, son désir d’enfant et l’impossibilité d’en avoir. Mes onomatopées tarissent. Est-ce que tu aurais trouvé quelques choses à lui répondre ? Est-ce que je devais poser des questions ? Me taire dans l’écoute bienveillante ? Juste éviter de faire en des gaffes en lui disant que moi, la (parfois trop) fertile ne veut pas d’enfants ?
Depuis que je suis descendue de cette voiture, je me demande à quel moment l’intime devient politique. Était-il seulement politique dans cette voiture blanche ? Est-ce que la sororité est innée ? Est-ce que le fait d’être assimilées à des femmes cis scelle un pacte de compréhension entre nous ?
En voyage, je me retrouve souvent dans des rades aux odeurs qui prennent aux tripes. Souvent seule, j’écoute les gens me dégueuler leurs vies. J’absorbe leurs mots, leurs galères et leurs rêves éteins. Je bois mon allongé en les regardant cuver leur gnôle à grands renforts de pastis matinale. Des vies dures, j’en ai entendues. J’en ai vues aussi. Un peu (trop) vécues. Pourtant, c’est de cette artiste autodidacte et autoproclamée dont je te parle. C’est de cette voiture à laquelle j’ai offert 30 minutes de ma vie dont je me souviens.
Vendredi, nous avons pris la décision de filer par la terre. Sur les hauteurs de Bonifacio, les courants, vagues et vents dessinaient des défis impossibles pour notre kayak gonflable. Alors, plutôt que d’attendre que l’un des spots les plus ventés d’Europe perde le souffle, nous avons pris un billet pour Propriano.
À peine arrivées, nos pas ont trouvé le port, nos mains se sont relayées dans des gestes connus et maîtrisés. Nous avons gonflé León, attaché Pouic-Pouic et avons pagayé droit devant. Rien ne servait de regarder derrière : Bonifacio, nous y retournerons. Si le vent, la houle, les vagues et l’écume le permettent. Ce soir-là la houle était d’argent, le soleil couchant nous aveuglait, mais nous étions bien. Nous étions là, sur l’eau, sur l’immensité d’une mer inconnue. Nous étions exactement là où nous voulions être. Nous faisions exactement ce pour quoi nous étions venues.
Prise dans les hauts et les bas d’une mer s’endormant, j’en ai presque oublié la ménopause, les enfants et le deuil d’une amitié qui frappait mon cœur d’artichaut. Sur ces eaux de pétrole et de merveilles, j’ai enfin fait le deuil d’un amour étouffé dans l’œuf de retrouvailles trop souvent rêvées. Dans la solitude partagée de notre amitié kayakiste, j’ai enterré des sentiments dans le silence et la distance d’un voyage que jamais je ne ferai avec Lui.
Chaque semaine je t’écris une lettre-journal de mon tour de Corse en kayak gonflable. Tu peux retrouver les textes précédents en cliquant ici.
Mais pourquoi je n étais jamais venue sur ton blog….
Je file lire le reste de cette escapade Corse … c est beau ces histoires
Merci beaucoup pour ce gentil commentaire. Je continuerai à publier un article par semaine pendant ce périple un peu fou !
Pooowwww quel texte ! J’adore ces mots et cette façon de raconter ces rencontres et ces aventures ! Bravo Céline !!
Merci beaucoup, c’est très gentil ! Au plaisir de parler de tout ça autour d’un apéro ou pendant une rando pattes et pieds
Quel magnifique récit ! En te lisant, je sens les parfums du maquis et j’entends presque les histoires que tu as entendues au fil de tes rencontres fortuites. J’ai comme l’impression d’avoir pris place à l’arrière du kayak, sentir le clapotis des vagues et la crème solaire. Hâte de lire la suite !
Merci beaucoup Delphine. Je suis contente de te faire voyager en Corse. Ton commentaire me touche d’autant plus que je sais à quel point tu aimes l’île.