À l’ombre des oliviers du sud de la Corse Jour 15 du tour de Corse en kayak (gonflable)
Quand le vent gonfle les voiles des bateaux, tire les wind-surfeurs vers des nuages d’adrénaline et fait danser la houle, les kayakistes restent au port.
Ce matin, c’est le corps plongé dans l’ombre des oliviers et le coeur bercé par les effluves de café, que je t’écris cette lettre (la première partie de notre aventure est à lire dans cette lettre). Pendant que mes doigts pianotent sur un clavier instable, je laisse la brise de la garrigue caresser mes cheveux (enfin) propres. Cela fait déjà plusieurs jours que le vent nous fixe à terre. Plusieurs jours que je bois mon café à l’ombre des oliviers et que les vents d’ici apportent douceur et fraîcheur à mes envies d’écrire. Comme quoi, même en voyage, une sorte de routine peut s’inviter dans notre quotidien peu banal.
Depuis le temps, tu as sûrement compris que la routine m’effraie autant qu’elle m’attire. J’ai déjà essayé de faire de la routine un rythme de vie, pour Lui, pour Moi, pour un Nous que je voulais ancrer dans des terres lointaines. Mais, ici ou là-bas, l’aventure frappe à mon coeur comme la houle caresse León et je repars, laissant derrière moi les rêves de routine. Pourtant, ces quelques jours passés à l’ombre des oliviers a un je-ne-sais-quoi de magique.
Ici, nous sommes au bout du monde. Entre rires et découvertes, nous regardons régulièrement la météo de la mer, celle qui décide pour nous des suites à donner au voyage. Lorsque le vent annoncé fait frémir les feuilles de bougainvilliers, nous troquons nos pagaies pour des chaussures de randonnée. Le pouce en l’air, nous avançons d’un sentier à l’autre. D’une voiture à l’autre nous dévorons les histoires de ce chausseur qui s’est pris de la chevrotine en pleine poire, de cette artiste anciennement notaire et récemment ménopausée qui parle de burn out et de désir d’enfant inassouvi comme nous parlons de la recette d’une tarte normande. D’un jour à l’autre, nous rions avec des petites dames qui nous trouvent « badass » sans connaître le mot, nous rions de notre timidité assises à l’arrière d’une voiture de gendarme et nous rions des aventures de ce corailleur qui nous fait découvrir sa plage de sable blanc.
Ici, entourées d’humains, nous reprenons goût à l’humanité. Les masques tombent sous les sourires inconnus. La gentillesse chamboule mon petit coeur d’artichaut vagabond. Dans la rue, en voiture ou en terrasse, les visages s’affichent rayonnants de vie et d’envies. Nous profitons alors de chaque rencontre, aussi éphémère soit-elle, pour parler, écouter et nous enivrer des mots des autres. Nous savourons cette routine terrestre autant que les carrés de chocolat qui fondent sous la langue de randonneuses aux pagaies asséchées. Nous en profitons ici parce que nous savons que là-bas, le silence est roi.
Là-bas, c’est chez nous. C’est ce monde inconnu qui fascine et effraie, ce sont les courants, les vents et les récifs que nous tentons de discerner, d’apprendre et de comprendre. Là-bas, c’est la Méditerranée, cette mer si plate à Montpellier, si changeante en Corse.
Sur l’eau, la mer et sa vie nous imposent le silence. Celui des kayakistes absorbées dans un flot de pensées incessantes, celui des aventurières concentrées sur la moindre variation de courant, celui des amies pour qui le silence n’est jamais gênant. Lorsque la houle, les vagues et l’écume nous poussent dans une solitude partagée, nous passons des heures à écouter le chant du silence. Dans ce silence, je pense souvent à toi. Je me demande si, toi aussi, tu as trouvé le rythme qui te permet d’avancer de plage en plage, de port en port ou de rêve en rêve. Je me dis, parfois, que ton envie de me parler de voyages, de fromages et de musique aurait bravé le chant des vagues, des écumes et de la houle. Puis, je laisse les idées s’envoler, aller et venir sans essayer de les retenir. Dans un dernier coup de pagaie, je t’oublie le temps d’avancer jusqu’à la prochaine plage aux couleurs du paradis. C’est là, sur le sable fin, de pierres ou brûlant, que nous partageons nos impressions, nos rêves et nos rires. C’est une fois sur terre que nous abandonnons notre solitude partagée pour poursuivre le voyage à deux.
Parfois, la mer nous offre un calme plat. Nos rires, nos karaokés arythmiques et les gargouillis de nos bidous qui ont toujours faim, écrasent le silence d’un bonheur explorateur. Ces jours-là, nous pagayons de pointe en pointe, de cap en cap. Nous nous éloignons du rivage pour prendre le goût du large. Sur notre coquille de noix gonflable, nous ne sommes rien face à la mer. Nous savons que, d’une seule vague, elle pourrait nous retourner. Mais, nous avons confiance. Nous observons chaque frémissement à la recherche d’un signe annonciateur de houle (et de dauphins). Si la seule chose perceptible est un bout de plastique mortel, nous le ramassons et continuons de pagayer de plus belle. Enthousiastes et optimistes, nous n’avons pas pensé que cet entrain pouvait nous jouer des tours. Comme celui de traverser la baie de Porto Vecchio sans même voir l’entrée du goulet ou celui de pagayer jusqu’à une plage où la richesse des uns pollue le paradis des autres. Rigolotes et rigoleuses, nous n’avons pas pensé que ces imprévus allaient nous faire atterrir, encore une fois, sur un camping naturiste, nous faire acheter de la nourriture dans une épicerie certainement étoilée où nous transformer en Robinsonnettes sur une plage déserte. Avec une infime quantité d’eau et un manque cruel de chocolat.
Avant de quitter l’ombre des oliviers, avant de m’en aller dévorer les plages du Sud et me perdre sur les sentiers de traverse, laisse-moi t’embrasser du bout des lèvres, des doigts ou de ma pagaie endormie.
C.
Chaque semaine je t’écris une lettre-journal de mon tour de Corse en kayak gonflable. Tu peux retrouver les textes précédents en cliquant ici.